Tunisie : quand l’Etat fixe le prix de l’huile d’olive et sacrifie les agriculteurs
Lamari, Moktar
Economics for Tunisia, E4T
Economics for Tunisia, E4T
C’est officiel, depuis hier, le prix de référence de l’huile de l’olive est administré, fixé à 10 dinars le litre cette saison. Moins que 3 euros le litre, un prix en deçà des coûts de production moyens. Un prix cassé pour l’exportation en vrac. Un cadeau pour les exportateurs, un drame pour les agriculteurs et les investisseurs dans le secteur. La colère monte et pas pour rien. La Tunisie ne dispose pas de tribunal de commerce, pour éventuellement recevoir les plaintes légitimes des producteurs…
L’Etat contre ses paysans ?
Chaque saison oléicole en Tunisie commence par le même rituel. Le ministère du Commerce, le ministère de l’Agriculture, l’ONH (Office National de l’Huile) et le CEPEX montent sur scène, chiffres à la main, sourire jaune mais satisfait et enrobé de discours démagogique. Annonçant, d’une seule voix, que « les productions d’huile d’olive sont en hausse », que « la Tunisie confirme son rang mondial », mais que « les prix de cet or vert sont divisés par deux ». Rideau tombé et applaudissements des intermédiaires, banques et autres intrus dans la filière.Sur le terrain, le producteur regarde ses bidons et barils partir à des prix qui insultent son travail. Mais ça, ce n’est pas dans le communiqué des ministères et organes officiels. Les médias non plus, ils s’en balancent.
L’Etat tunisien ne ment probablement pas : c’est les fonctionnaires incompétents qui trichent par omission. Ils parlent toujours de volumes, jamais de valeur. De tonnes, jamais de prix. De classement mondial, jamais de revenus pour ceux qui produisent réellement l’huile.
L’olive et l’huile d’olives deviennent un chiffre abstrait, utile pour les rapports, inutile pour les producteurs et les oliviers comme tels.
Langue de bois pressée à froid
L’Office National de l’Huile se présente comme régulateur. En réalité, il agit comme un agent d’écoulement rapide. Quand les prix chutent, on n’entend jamais un discours sur la protection du producteur ou la limitation de la vente en vrac. On entend plutôt des formules recyclées :« Il faut s’adapter aux conditions du marché international »
« La conjoncture mondiale est difficile »
« L’Espagne influence les prix »
Traduction : l’Etat abdique, mais avec hypocrisie bureautique, élégance technocratique, qui fait au final saigner les producteurs et ruine l’espoir des investisseurs.
Le ministère du Commerce parle de compétitivité, comme si vendre moins cher que tout le monde était une stratégie et non un aveu de faiblesse.
Le ministère de l’Agriculture, lui, invoque la tradition, la qualité, le terroir… tout ce qu’il refuse ensuite de défendre concrètement par une politique de marque, de conditionnement et de prix plancher.
Quant au CEPEX, il exporte. Peu importe quoi. Peu importe comment. Peu importe sous quel nom. L’essentiel, c’est que ça sorte du territoire et que les tableaux Excel soient verts. L’huile d’olive tunisienne devient un simple flux logistique. Un liquide qui coule, qui fuit, mais dans l’intérêt des intermédiaires, pas des producteurs.
Les élites parlent, les médias radotent et les producteurs encaissent les pertes et les déceptions. Les économistes universitaires restent à l’écart. Ils ne veulent pas toucher à un sujet explosif, qui dévoilerait leurs incompréhensions des enjeux. Probablement leur incapacité à penser des politiques d’administration des prix et de régulation des marchés de la Tunisie profonde, de Sidi Bouzid à Zarzis, en passant par Kairouan ou Akouda.
Dans les salons climatisés, des hôtels étoilés et des conférences de diplomates, on entend toujours les mêmes phrases, le même refrain, prononcés par les mêmes profils :
« On ne peut pas aller contre le marché »
« Il faut être réaliste »
« L’Etat ne peut pas tout faire »
Curieusement, ces élites trouvent toujours le réalisme quand il s’agit de baisser les prix, jamais quand il s’agit de construire une stratégie nationale ambitieuse. Elles savent expliquer pourquoi on ne peut pas protéger le producteur, mais jamais pourquoi l’Italie peut vendre notre huile trois fois plus cher que nous.
Le syndicat des agriculteurs parle au nom des agriculteurs, mais reste souvent coincé entre communication institutionnelle, double discours et impuissance réelle. Le producteur, lui, n’a ni micro ni plateau télé. Il a juste ses olives, ses dettes et un Etat qui lui demande de comprendre. Les larmes pour pleurer et la prière pour se consoler.
Un Etat qui vend vite, les caisses étant vides
La vérité est brutale : l’Etat tunisien traite l’huile d’olive comme un produit éternellement en crise, pas comme un pilier stratégique. Les envolées lyriques de certains journalistes engraissés par la publicité mensongère ne changent rien à la réalité.L’huile d’olive tunisienne est simplement bradée, probablement pour combler un trou budgétaire urgent, générer des revenus en devises, mais pas pour construire une richesse durable. Le court terme l’emporte sur le moyen terme.
On la brade comme quand on liquide tout ce qu’on n’a pas eu le courage de défendre. On la brade parce que l’Etat n’a pas investi dans les infrastructures de stockage, les technologies de traçabilité ou l’innovation de produit.
Pas de marque nationale forte.
Pas de mesures pour contrôler la qualité et vérifier la traçabilité.
Pas de politique sérieuse contre la domination du vrac.
Pas de protection réelle des prix à la production.
Mais beaucoup de discours. Beaucoup de conférences. Beaucoup de “succès”. Les médias du sérail applaudissent les gagnants et oublient les producteurs de la Tunisie profonde. Eux, les journalistes préfèrent les réceptions des ambassades aux investigations de terrain et aux sondages auprès des producteurs et acteurs de la filière oléicole.
Ce faisant, l’Etat transfère volontairement les surplus des producteurs vers ceux des intermédiaires et autres rentiers liés aux marchés de l’exportation.
L’incompétence extra vierge
Le bradage de l’huile d’olive tunisienne n’est ni une fatalité ni un accident. C’est le résultat d’un choix institutionnel répété, maquillé par des mots creux et des chiffres flatteurs. L’Etat tunisien ne manque ni d’experts ni de rapports. Il manque de volonté politique et de respect pour ce qu’il possède.Un Etat qui vend son meilleur produit comme un surplus ne mérite pas de parler de souveraineté économique. Un Etat qui célèbre les volumes mais ignore les prix ne protège rien, il administre le déclin.
L’huile d’olive tunisienne continuera d’être excellente.
La question est : jusqu’à quand la gouvernance de la filière continuera-t-elle à être médiocre ?







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